17 novembre 2022, 18 h 15, 1209 boulevard Saint-Laurent. Ce soir, la communauté queer envahit le Café Bloc. Le support à manteau est déjà plein à craquer, bien que l’événement n’ait commencé que quinze minutes plus tôt. Dans le meuble à souliers, les Blundstones négocient leur place entre les Dr. Martens. Les sourires se dévoilent en dénouant les gros foulards de laine. Certain·e·s s’étirent, s’échauffent ou s’attaquent aux murs. De mon côté, je baisse ma tuque pour qu’elle couvre mes oreilles, la clameur s’estompe. Mes pieds se glissent difficilement dans de minuscules souliers, et retrouvent leur contorsion habituelle. Ce soir, je ne suis pas la seule à renouer avec mon sport. Les grimpeur·euse·s ponctuel·elle·s côtoient les habitué·e·s.
Dans un centre de bloc, à l’heure de pointe, on s’observe. Parfois, c’est pour trouver une solution à un problème sur lequel on s’acharne depuis vingt minutes. D’autres fois, c’est parce qu’on est dans la lune, parce qu’on n’a rien d’autre à faire, parce qu’on espionne notre crush, peut-être. Dans tous les cas, dans un centre de bloc, on est conscient·e·s de ceux·elles avec qui on partage l’espace. On se fait demander : « T’es tu correct? » après une chute sauvage, on entend des cris d’encouragement quand on passe le crux. S’il vous arrive quelque chose, vous n’êtes pas seul·e·s.
En voie comme en bloc, il y a toujours une personne qui est là pour vous rattraper. Cette douceur contribue à créer un environnement accueillant pour la communauté queer.
Sur cette douceur, mention spéciale aux employé·e·s, qui semblent connaitre tout le monde et qui sont, pour plusieurs, le premier visage de l’escalade. Pour cette raison, ils, elles et iels sont une ressource inestimable lorsque vient le temps de trouver sa communauté.
C’est un peu comme ça, de fil en aiguille, que j’ai rencontré Nico. On s’est demandées pourquoi le regard qu’on pose sur les personnes de genre non conforme est moins envahissant dans un centre de bloc. Bon, notre expérience repose sur un seul centre, fréquenté par plusieurs personnes queers, mais allons-y quand même. Quand elle a commencé à grimper, il y a environ deux ans, elle s’est tout de suite sentie la bienvenue. Elle tombe en amour direct. « Classique queer » vous me direz. Ce qui lui saute aux yeux, dès qu’elle entre, c’est la diversité des expressions de genre. Les gens se maquillent, s’habillent et se coiffent à leur guise. Des femmes musclées s’entretiennent avec de grandes échalotes, faisant une danse étrange. Iels tentent de visualiser les mouvements à faire une fois sur le mur. Oui, on la regarde parfois, mais on la regarde grimper. Pour la première fois, elle a l’impression que son corps n’est pas vu sous l’angle du genre. Nico n’est pas une femme ou un homme. Nico grimpe. C’est assez pour impressionner tout le monde sur place. Elle me raconte les fois où ses choix esthétiques sont célébrés, et les fois où simplement, on la laisse tranquille. Comme ça fait du bien de se faire foutre la paix, d’être invisible dans la masse. Elle semble encore étonnée que ce regard, soudainement, disparaisse. Cette liberté, elle ne l’avait pas trouvé dans d’autres sports. Ex-joueuse de soccer, elle finit par quitter l’équipe dans laquelle elle sent qu’elle n’a pas sa place. « Difficile de sentir qu’on fait partie d’un groupe quand on est la seule qui détonne de l’ensemble », me dit-elle. On continue de parler. Assister à toute cette diversité, ça nous fait quoi quand on est en processus de transition? « J’ai tellement recalibré mes attentes face à mon corps idéal! »
Et oui, c’est vrai qu’on peut trouver ça dans d’autres milieux queers, mais moi, ce que je trouve le fun, c’est que tous·tes ceux.elles qui fréquentent son centre d’escalade ont participé à ce recalibrage. Queers ou non. Juste parce que ce sont des corps qui grimpent, aussi hétérogènes soient-ils.
On continue de parler. Dès ses débuts, son corps change drastiquement. Pour elle, c’était l’euphorie. L’expérience d’un corps nouveau qu’elle acquiert à la sueur de son front, sans attendre les mille papiers de procédures des médecins. « Ça m’a vraiment permis de confirmer quel corps je veux habiter », me dit-elle en zyeutant les slopers jaunes avec lesquels elle se chicanait tantôt. Je ne sais pas vous, mais moi, je trouve ça beau ce que Nico m’a dit.
MJ Déziel, qui a lancé le projet Juke Football Collective, constate pendant une entrevue avec Maïté Belmire, collaboratrice au Devoir, que « la communauté queer a la chance de profiter de nombreux lieux nocturnes sécuritaires à Montréal » mais « regrette que les lieux diurnes, liés à un mode de vie plus sain, soient moins nombreux. » Malgré le peu d’archives et la difficulté à dénicher celles qui existent, des recherches sur l’importance des lieux nocturnes pour la communauté LGBTQIA2+ émergent. Ce qu’elles tendent à confirmer, c’est que ces lieux ne pouvaient afficher leur allégeance sur la porte d’entrée en raison des descentes policières fréquentes. Peu de photos et vidéos témoignent de la clientèle éclectique de ces bars, puisque celle-ci voulait demeurer anonyme. Les secrets d’hier laissent des marques aujourd’hui. Et encore, nous pourrions perdre ces safe spaces à tout moment. Regardez seulement ce qui se passe dans les boites de nuit aux États-Unis. Sans vouloir nier l’héritage de la nuit, donc, il est temps de s’approprier le jour, le soleil, nous dit MJ Déziel. Il est temps de travailler à notre santé.
Du côté de l’escalade, l’initiative Queer Bloc, lancée en avril 2022, tente aussi de répondre à ce manque. Ces soirées mensuelles visent à rassembler la communauté d’escalade LGBTQIA2+, et de tisser un filet de protection entre nous. Notre présence dans les centres d’escalade, et la capacité d’identifier un·e allié·e· en un coup d’œil parce qu’on les reconnait, c’est précieux. Changeant de centre d’escalade tous les mois et offrant des séances d’initiation, Simon Rouillard et Daniel Baylis, les fondateurs de ces événements, s’assurent que tous·te·s, expert·e·s ou non, aient l’opportunité de fatiguer leurs bras. Grâce à la collaboration des centres et la participation de bénévoles, la soirée se termine parfois en fête. Sur les sons d’un·e DJ, ça danse, ça se rapproche. On célèbre comme on sait si bien le faire. Quand c’est possible, les profits sont versés à des initiatives qui visent à soutenir à la communauté LGBTQIA2+ (Rainbow Railroad, ATQ, Projet 10, etc). Après tout, l’escalade a beau être un sport individuel, moi, on m’a toujours dit que c’était surtout social.
17 novembre 2022, 21h, toujours au 1209 boulevard Saint-Laurent. Je joue à Exploding Kittens autour d’une table avec un groupe hétérogène, composé de quelques personnes que je connais, d’autres que j’ai déjà croisé·e·s, d’autres que je rencontre pour la première fois. De plus en plus de mains tiennent des bières, les rires percent les rebords de ma tuque. On se demande nos pronoms, on parle de nos accomplissements de la journée. Je demande un truc pour étirer mon épaule. Les corps, réchauffés par l’effort, se détendent, oublient le vent d’hiver. C’est déjà l’heure de dire au revoir. Je réussis à différencier mes Blundstones des autres par leurs cicatrices particulières. J’attrape mon manteau, embarque dans le métro, et m’en vais rejoindre ma porteuse de Dr. Martens préférée.
Le mois prochain, je vais peut-être réussir à la trainer avec moi. Il n’y a pas que le bonheur qui soit contagieux, le bloc aussi…